LA DERNIERE BALADE
La belle route asphaltée, toute droite, s'étire le long d'une large plage de galets. La mer, calme, argentée, avec ses légers mouvements de flux et de reflux accompagnés d'un doux murmure , vient inlassablement lécher les galets. C'est un magnifique dimanche matin, l'un des premiers jours du printemps. L'air matinal est encore frais. Le soleil, rouge au loin à l'Est, semble juste sortir de derrière la mer. Le ciel vide est immense et d'un bleu qui semble immuable. C'est le tout début d'une belle journée dominicale. La route est déserte, seul un vieux monsieur, juché sur son vélo, pédale allègrement. Le bruissement de la mer l'accompagne, ainsi que les cris des mouettes rieuses et des goélands argentés. Il est heureux sur sa machine, l'air vif lui fouette le visage. Son regard se porte vers la mer, le soleil est face à lui, il cligne des yeux comme pour le saluer. Le coup de pédale est encore vigoureux malgré ses quatre vingt ans passés. Cette promenade qu'il affectionne lui fait du bien. Il avance, respire à fond, il est heureux, il a encore foi en la vie. La petite reine a toujours été sa passion. Combien a‑ t‑ il connu de champions, ces forçats de la route, bien inaccessibles à ses modestes capacités, ces athlètes de hauts niveaux qu'il a toujours admirés. Mais il est vrai que pour lui le but n'a jamais été de gagner, mais de rouler avec des copains, et être en contact direct avec la nature . Combien de régions a‑t‑il visité, à la découverte de nouveaux paysages, escalader des cols au prix de nombreuses souffrances. Mais quel plaisir aussi une fois au sommet de jouir du magnifique panorama. d'un horizon immense, auquel s'ajoutait la satisfaction d'être arrivé au plus haut. Le régal des yeux faisait oublier la souffrance. Il a toujours apprécié rouler dans ces vallées côtoyant le chant d'une rivière, découvrir des villages perdus, admiré de magnifiques châteaux. toujours à la recherche de ce que Dame Nature dans son immense générosité peut offrir à l'homme, qui lui seul, malgré ses multiples défauts, peut réaliser du bel ouvrage. Il aimait cet espace de liberté que lui laissait son temps libre : modeste plaisir que de rouler dans le vent, regard perdu dans ses pensées, dans ses rêves, le vélo avec lui, partageait cet espace. Dans sa pensée il voit sa compagne de toute une vie qui va s'apprêter, dans leur petite cuisine, à lui préparer un bon déjeuner. Elle lui apparaît penchée sur un faitout, tournant avec une grande cuillère en bois, une sauce qui la nimbe d'une fumée odorante aux herbes de Provence. Le soleil est maintenant un peu plus haut dans le ciel, et la circulation toujours aussi fluide. Cependant à une centaine de mètres derrière lui survient une voiture, toutes vitres baissées par lesquelles s'échappent des décibels d'une musique non propre à adoucir les moeurs. Quatre fêtards sont à bord, gesticulants, braillant ; le véhicule roule à vive allure. zigzagant par moments. Le vieil homme sur sa machine suivant fidèlement les lignes blanches discontinues sur sa droite, a tout juste le temps d'entendre ce fracas musical, et c'est déjà le terrible choc. L'homme et le vélo sont projetés en avant sur plusieurs mètres. Le vieillard gît sur le bitume, un dernier soubresaut l'agite, les bras en croix, la face tournée vers le ciel bleu sera sa dernière vision. A ses cotés est couché le vélo brisé, seule la roue avant tourne lentement dans le vide, illusion d'un dernier signe de vie du couple homme, machine ! La voiture a stoppé brutalement. Les fêtards, hagards se sont tus, ils ont coupé la radio hurlante, tout s'est passé très vite. Puis dans un réflexe minable, les braillards deviennent fuyards ; ils repartent à fond après avoir semé la mort. Plus tard…..dans un petit logement, à quelques lieues du drame, une sonnerie de téléphone retentit. Une vieille dame décroche, et répond. Soudain elle blêmit, et sans même articuler un seul mot, repose lentement le combiné. Durant de longs moments elle reste immobile, le regard fixé sur le téléphone. Pas un cri, pas une larme, puis traînant les pieds comme une automate, elle se dirige vers la cuisine. Sur le fourneau, dans le faitout la sauce continue de mijoter avec un léger clapotis. La pièce est envahie d'un agréable fumet. D'un geste las, elle approche une chaise du fourneau, puis donnant l'impression de ne plus tenir sur ses jambes, elle s'assoit. Sa main se dirige vers le bouton du gaz qu'elle tourne. La petite flamme vacille quelques instants et s'éteint. Sans bouger, elle reste assise, effondrée, le dos voûté, les mains croisées sur ses genoux. Son regard figé, vide de toute expression ne distingue plus rien. Sur son visage où finalement des larmes ont tracé des sillons brillants, se lit une infinie tristesse. Les heures ont passé. Le soleil commence à sombrer de l'autre côté dans la mer à l'Ouest. Un dernier rayon passe à travers la croisée de la cuisine et vient réchauffer le dos de plus en plus voûté de la vieille dame, cette petite vie qui n'a plus envie de vivre. Derrière elle, sur une petite table recouverte d'une jolie nappe à carreaux rouges et blancs, le couvert est proprement dressé. Il n'est pas rentré déjeuner, il ne rentrera pas dîner, ni plus jamais…..Joseph Rosa |